[ISTOR AN EMSAV] Après les articles précédents sur Fransez Debauvais (lire ici), père fondateur du mouvement national breton, nous en venons au congrès de Rosporden de 1927 qui s’avéra décisif pour sceller l’idée nationale en une formule politique moderne. Ce congrès se déroula en présence de délégués irlandais, gallois, flamands, alsaciens, corses et acta de la rupture avec le régionalisme dépassé du 19e siècle pour basculer dans le nationalisme. Maître d’œuvre de l’entreprise, Fransez Debauvais en assura le succès politique du jeune mouvement. Comme toutes les idées de rupture, le nationalisme breton ne devait pas en émerger aussitôt triomphant, mais il devait poser les bases contemporaines de l’Emsav. Ici, il ne s’agit pas de passéisme, mais d’étudier le processus politico-historique de l’époque afin de formuler, en 2023, une solution nationaliste en phase avec le 21e siècle. Sans comprendre l’histoire de l’Emsav et des pères de la nation, il est impossible pour les militants nationaux de poursuivre avec succès l’édification nationale.
Sur les débuts héroïque de Breiz Atao et la courageuse jeunesse de Debauvais, il nous faut donner la parole à Olier Mordrel et reproduire le beau texte qu’il a consacré à son ami, en novembre 1938 :
Les débuts de Breiz Atao furent modestes et pendant bien des années notre existence resta précaire. De 1919 à 1921. le bureau du “canard” et celui de l’Union de la “Jeunesse Bretonne” qui ne faisaient qu’un étaient représentés pû un modeste cahier reposant sur une table et par un sous-main ou se trouvaient les lettres à entête. A partir de 1921, nous eûmes « notre » local dont nous devions la modicité du loyer à la complaisance d’un vieil ami de mon père, feu M. Lemonnier, qui tenait pharmacie au 11 de la rue Saint-Malo. Je n’oublierai ni la rue ni le numéro. Quand Debauvais me fit les honneurs de la pièce, située dans l’arrière-cour, immédiatement au-dessus du logement de ses parents, et que meublaient quelques “impedimentas” administratifs rudimentaires, je fus pris d’une manière de vertige. Le rêve se matérialisait. Fanch allait et venait, toujours simple, cordial, m’exposant ses projets d’aménagements. Il mit à acheter notre première machine à écrire la même somme d’ardeur concentrée et d’obstination que le général Joffre à gagner la bataille de la Marne. II n’était pas peu fier de son acquisition. Toute ma vie je me rappellerai cette vieille Oliver grinçante où, lui et moi, nous fimes nos premières armes de dactylographes amateurs. Elle me reste aussi chère que le bureau mansardé du 11 de la rue Saint-Malo, aspecté sur un jardinet bruissant d’oiseaux, où, petit soldat en permission tantôt régulière, tantôt irrégulière, je fignolais laborieusement mes articles, tandis que Fanch faisait les comptes ou répondait aux lettres.
…De temps en temps, nous étions assistés par un camarade dévoué, un Bricler, un Théo, un Eliès. un Drezen et d’autres qui depuis ont parfors pris d’autres routes. Le plus souvent nous étions tous les deux, nous faisions alors ce qu’il y avait à faire, en commençant par le ménage. Et il y avait beaucoup à faire. Surprendrai-je quelqu’un en disant que tous étions totalement inconnus ? Vers l’été 1921, notre récapitulation avait révélé quelque 250 abonnés à la revue (mensuelle) dont près de 200 de n’étaient pas à jour ! Aussi nous lancions-nous dans une propagande aussi effrénée que le permettaient nos moyens. Dans notre juvénile impatience, nous aurions voulu conquérir d’un seul coup toute la Bretagne. Le soir, sous la lampe à pétrole, nous établissions des listes et faisions des bandes, encore des bandes et toujours des bandes. Et quand nous mettions le paquet dans la boite aux lettres, nous étions remplis de satisfaction en pensant qu’on faisait enfin quelque chose. Debauvais encore plus souvent restait seul. C’est alors qu’il nous étonnait. Qu’on s’imagine ce gamin de dix-sept ou dix-huit ans, rentrant le soir chez lui, après une dure journée de labeur, il expédiait son souper et, à l’heure où ses camarades allaient se promener, il montait, solitaire, dans le petit bureau pour y écrire des adresses pendant la moitié de la nuit. Cette vie était celle de tous les jours et elle dura des années.
Quand Debauvais émigra au n° 86 de la rue Saint-Malo, commença pour lui la période la plus dure et peut-être la plus méritante de son existence. Son père étant décédé, il fallut bien vivre. Sa mère se mit avec lui à vendre des dentelles sur les marchés. Parti à la gare, souvent avant le jour, avec les colis de marchandise, il arrivait à Vitré, à Montfort, à Dinan, à Redon, où toute la journée s’écoulait à travailler debout sans un instant de répit. Et puis c’était le retour avec l’encombrant matériel. Souvent j’allais le prendre à la gare. Nous remontions vers la rue Saint-Malo, au pas de charge et tout en marchant, je presque dire en courant, je le mettais au fait des nouvelles et des évènements du bureau, bien entendu. Arrivés chez lui, sa mère nous faisait le souper ou des galettes. Fanch, en ce temps-là, était très féru de naturisme, de régimes alimentaireset de théories d’organisation domestique… Tout en mangeant, Deb, lisait ou plutôt dévorait. On aurait dit qu’il voulait se venger de sa journée perdue. La dernière bouchée expédiée : “Au travail !”.
“N’es-tu pas fatigué ?” lui demandais-je parfois. Alors il riait de son rire silencieux et saluait sa mère d’un bref : “A tout à l’heure”. Cela voulait dire minuit ou deux ou trois heures du matin. Là, Deb, faisait simplement deux journées de travail, une pendant le jour pour gagner sa vie, l’autre pendant la nuit pour le service de la patrie bretonne. Il n’y avait alors ni dactylo, ni secrétaire, ni duplicateur.
Ces soirs-là, il m’offrait la moitié de son lit. Hélas, lui, le pauvre garçon n’y restait pas longtemps. Impitoyable le réveil-matin nous crevait le tympan, à peine, semble-t-il, avions-nous fermé les yeux ; Deb, sans une parole de récrimination, sautait à terre et allumait la lampe ; elle éclairait par en dessous son visage bouffi de fatigue. Il était cinq ou six heures du matin, parfois quatre heures et demie, car les trains des marchés partaient de bonne heure, et le cycle infernal reprenait. Il arrivait que nous ne couchions pas du tout. Nous vivions alors dans un tel état d’exaltation que nous perdions facilement l’idée du sommeil. Et quand, allant prendre l’air à l’aube, nous croisions une bande d’étudiants éméchés qui avaient passé la nuit à boire, leurs cris nous arrachaient douloureusement à notre songe éveillé. Nous nous demandions comment il était possible de vivre ainsi, lors que Breiz Atao existait !
Déjà à cette époque ses amis mettaient en garde Deb, qui avait une santé de fer, contre les fatigues qu’il s’imposait. Il le savait aussi, mais il riait et marchait quand même. Il a su ce que cela lui a coûté depuis. Mais s’il avait pensé à sa propre vie, s’il s’était ménagé, B. A. aurait-il franchi le cap des années 22-24 ? Je ne le crois pas… Je n’ignore pas qu’il n’aime guère parler de cette époque difficile, qu’il me permette cependant de le faire pour lui, car c’est la plus glorieuse. Je n’ai qu’à y songer pour qu’une insurmontable émotion m’envahisse.
« De là mon admiration pour cet homme qui a donné à la Bretagne, en chevalier, le plus précieux des biens : sa santé. Nous n’avions pas un budget d’un millier de francs par mois et déjà on nous accusait d’être à la solde de l’Allemagne. La revue se développait régulièrement, notre effort portait ses fruits, mais nous manquions surtout d’argent. Ce n’était pas de l’administration que faisait Deb, mais de la corde raide. Il était extraordinaire de ressources et de sang-froid. Des hommes de quarante ans n’auraient pas tenu mieux que lui. On n’en sut jamais rien. mais que de fois, devant un tiroir vide, des factures empilées sur la table, fatigués, abandonnés de tous, nous nous regardions tristement les yeux dans les yeux. Au fond de nous, montait la question : “On continue ?”. Mais nous la refoulions dans notre gorge – “Naturellement” -répondaient le regard durci et les lèvres serrées de Deb. Et nous arrivions quand même à “passer”. Je crois que c’est cela qui fait le Chef. Quand tout s’écroule, quand tout le monde se défile et que la partie semble perdue, celui qui occupe le terrain le dernier et qui dit : moi je reste et je continue, celui-là est le chef. Deb l’a été…
Deb l’a été, chaque fois que l’existence de B. A. fut en jeu. En mars 1924. Debauvais part à la caserne : deux longues années à distraire du service de la Bretagne. Mais deux années, aussi, dont Debauvais, infatigable, saura tirer profit : il étudiera l’économie politique, l’histoire de Bretagne, l’histoire de Rennes (dont il deviendra un très bon spécialiste et sur laquelle il projettera, vers la fin de sa vie, d’écrire un volume), il maitrisera enfin la langue bretonne. N ‘est-ce pas un signe des temps que cet enfant du Haut-Pays put arriver à écrire un breton parfaitement naturel et, plus tard, à en faire la langue quotidienne de son foyer ?
Le premier article en breton de F. Debauvais parut dans le n° 84-85 de Breiz Atao (Janvier 1926). C’est un éloge du journal populaire War-Zao, lancé par le courageux Loeiz Derrien, de Guingamp.
1926 : Debauvais est démobilisé, il lui faut trouver un emploi. Il quitte sa bonne vieille ville de Rennes et va travailler comme comptable à Guingamp. En décembre, l’administration du journal s’y transporte également, et malgré une santé déficiente, Debauvais se consacre plus que jamais à la propagande, édite une brochure rédigée durant son séjour à la caserne (L’intérêt breton et l’Avenir de la Bretagne), fait une nouvelle édition de la plaquette “Le Nationalisme breton : aperçu doctrinal” et surtout s’attèle à la réalisation du programme établi à son retour de caserne : transformation de la revue mensuelle Breiz Atao en journal bi-mensuel, transformation du groupe Unvaniezh Yaouankiz Vreizh en Parti Autonomiste Breton (le nom de Parti Nationaliste avait tout d’abord été mentionné) et préparation du premier congrès nationaliste.
C’est à Rosporden, les 10, 11 et 12 septembre 1927 que se tint ce premier Congrès qui restera célèbre, à juste titre, dans les annales du Mouvement. “Le Congrès de Rosporden s’avère comme un succès” pouvait écrire Marchal dans B. A. du 1er octobre. “Non comme un succès relatif comme nous pouvions sans témérité l’escompter, mais un succès tout court… Nos amis de tous âges, de toutes situations sociales, venus de tout le pays breton, certains au prix de sacrifices très lourds. Nous avons été à Rosporden nombreux. unis et forts. Aux séances de travail, aux meetings, à l’émouvant cortège du dimanche, derrière le grave drapeau rayé de noir et blanc. Ils étaient là, les gars de Breiz Atao. Hauts et Bas-Bretons, mêlés, vibrants d’enthousiasme, le cœur tendu par le même espoir. Ils étaient beaucoup : c’était toute une génération nouvelle, comme la Bretagne n’en a pas connu depuis des siècles, les hommes nouveaux d’un peuple en réveil.
A la séance du samedi matin, Morvan Marchal devait rappeler les débuts héroïques de Breiz Atao : un capital de 7 francs 50, une petite feuille de choux de quatre pages, cinquante abonnés, dix militants, un rédacteur en chef de dix-neuf ans qui, un an plus tard, s’adjoignit un administrateur de quinze ans. Et Mordrel ajoutait : “Quand les premiers adhérents de B. A. se donnèrent rendez-vous au Folgoët en septembre 1919, ils furent huit au rendez-vous, et encore ne parvinrent-ils pas à se retrouver dans la foule. A Kemper, en 1924, ils étaient trente-cinq”. Au Congrès de Rosporden, c’était plus d’une centaine de militants qui venaient affirmer la tradition irréductible de la Bretagne nationale, et des délégués flamands, alsaciens-lorrains corses, gallois, irlandais qui leur apportaient le témoignage de leur active sympathie.
Le cortège des congressistes nationalistes, rue nationale, Rosporden, 12 septembre 1927.
Rue nationale, Rosporden, avril 2022. L’histoire n’a pas encore dit de quelle nation la rue porte le nom.
C’est encore le même orateur, O. Mordrel, qui rendait hommage “au tout jeune homme penché sous une lampe fumeuse, qui écrit des bandes de journaux, répond à des lettres, fait des comptes. Il est deux heures du matin. Il ira se coucher tout à l’heure pour se relever à cinq heures. Toute la journée il travaillera dehors pour gagner sa vie… Et cela dure des années.”
Ce tout jeune homme — dont l’histoire. dit B. A., fit c’est monter les larmes aux yeux de plus d’un, c’est Fanch Debauvais qui va maintenant adresser la parole aux congressistes en tant qu’administrateur du journal. Il donne en pourcentage la progression du budget (1920 : 15.19 % ; 1921 : 12.76% : 1922: 37.55 % ; 1923:17% : 1924 : 23,94% ; 1925 : 25,94 % ; 1926 : 14,04%), il annonce l’émission d’un emprunt (150 actions de francs) pour assurer au Mouvement la base financière indispensable, et appelle tous militants à redoubler d’efforts diffuser le journal bi-rnensuel que le parti va imprimer. Le soir, les personnes assistent à un meeting enthousiaste présidé par Maitre Feillet, Yann Bricler et Yann Sohier, au cours duquel des saboteurs seront mis en fuite par un service d’ordre hâtivement constitué sous la direction du champion de lutte bretonne, Deyrolle, et à l’issue duquel une motion de confiance aux nationalistes sera votée, en présence d’observateurs envoyés par le Parti Démocrate, l’Action Française, la S.F.I.O. et les syndicats.
Dépôt de gerbe au pied du monument aux morts de Rosporden
Le lendemain, une gerbe sera déposée au monument aux morts en hommage aux Bretons victimes de la guerre et un banquet aura lieu sous la présidence de Fransez Vallée, avec la participation de tous les délégués des pays amis. Le Président De Valera s’était excusé, mais de nombreuses personnalités irlandaises, galloises, flamandes, alsaciennes et corses étaient présentes, et c’est au chant du Vlaamse Leeuw, du Soldier’s Song, de O. Strassburg et du Bro-Goz que le congrès se terminera.
Le Congrès de Rosporden prouva indubitablement le sérieux et l’importance du mouvement national en Bretagne. Trois faits marquants semblent s’en dégager. C’est, tout d’abord, l’affirmation d’une communauté et d’une fraternité celtiques, par la présence de délégués représentatifs des pays celtes et leurs remarquables interventions. Le Congrès Celtique existant depuis longtemps, il fut sans doute jugé inutile de créer une organisation celtique à caractère politique (dont pourtant le besoin se faisait et se fait toujours sentir), mais une fois de plus était affirmée runité du monde celte. Le deuxième fait marquant fut la création du Comité Central des Minorités Nationales de France. C’était ou les autonomistes alsaciens-lorrains étaient soumis aux attaques du gouvernement centraliste de Paris, et B. A. s’était lancé à leur secours, tout comme à celui des patriotes catalans du procès Macia, en janvier. En date du 12 septembre, la solidarité des Bretons, Flamands, Alsaciens, Basques, Catalans, Corses et Occitans était proclamée par la création du Comité Central des minorités et par la déclaration signées de Mordrel et Marchal au nom du P. A. B., Paul Schall au nom du Hettmatbund alsacien et du Elsass-Lothringisch Autonomisten Partei, et Petru Rocca au nom du Partita Corsu Autonomtista. La présence de Frans Wielders était une garantie de la future adhésion des Flamands de France. Plus tard, le Comité éditera un bulletin, transformé ensuite en “Peuple et Frontières”, qui fut l’une des premières revues interdites par le gouvernement Daladier en 1939. Enfin, c•est à Rosporden que fut définitivement annoncée la création du Parti Autonomiste Breton, qui remplaça et élargit l’U. Y. V. présidée par Mordrel, et dont les Vice-président et secrétaire étaient Debauvais et Bricler. L’U. Y. V. ne subsiste plus que comme mouvement de jeunes et. en fait, disparut assez rapidement. Le P. A. B. se donnait une large base populaire et une intelligente organisation : à la tête du Parti, un Comité Directeur assisté d’un Conseil Politique ; à la tête du journal, un Comité de rédaction ; dans chaque section, un Cercle d’Etudes Celtiques dirigé par Gwalarn, un groupe féminin et un groupe de défense entrainé militairement et sportivement. Quant aux buts du Parti ils étaient ainsi définis : le P. A. B. réclame la Bretagne un gouvernement particulier doué de toute la souveraineté compatible avec le maintien de la Bretagne dans les frontières de l’Etat français ou, dans l’éventualité d’une Fédération européenne, avec la discipline fédéraliste.
Célestin Lainé en compagnie de congressistes, à l’ombre de la bannière nationale, Rosporden
Le Congrès de Rosporden avait consacré le Mouvement, tant sur le plan breton que sur le plan international. L’humble enfant du Pays de Rennes, F. Debauvais, pouvait se dire avec fierté qu’il en avait été le principal artisan, et que ni les privations, ni les sacrifices, ni les inévitables déceptions des années de jeunesse n’avaient été vains.
Ar Vro ar Gwirionez n°3